Extraits des ouvrages de François Paré
Les littératures de l’exiguïté | Théories de la fragilité | La distance habitée
Les littératures de l’exiguïté
« Il m’est devenu impossible de voir la Littérature - toute la Littérature, voilà la question - autrement que par les yeux inquiets de ces bandes exiguës de culture, ces écritures de l’exiguïté, qui me semblent bien souvent constituer aujourd’hui le tranchant de l’écriture mondiale. » (p. 7)
« Si la Renaissance européenne - et surtout française - est importante pour nous aujourd’hui, c’est qu’elle se pose, sous le couvert de l’accueil et de la curiosité à l’égard des nouvelles idées, comme le modèle inaugural de l’exclusion des marginalités. L’ouverture vers l’Antiquité, loin d’être aussi lumineuse qu’on a voulu le faire croire, s’est érigée en véritable barrage contre les discours de l’exiguïté dont la province, avec ses épigrammes naïfs et ses "noëls", était devenue l’exemple. » (p. 30)
« Il existe, en revanche, une seconde misère. Cette misère, plus douloureuse, nie que l’oeuvre appartienne à la continuité fictive d’une communauté de lecteurs et de lectrices. Une telle œuvre n’est pas déracinée. Elle est plutôt anhistorique et, en cela, elle ignore l’identification du groupe culturel à l’Histoire. Tandis que l’œuvre de la "conscience" s’efforce de transmettre des signes typiquement collectifs, l’oeuvre de l’oubli disperse et généralise ces signes. Elle ne veut rien avoir à faire avec une origine culturelle qui lui paraît locale…Ce renoncement à la conscience collective, c’est l’ "oubli". » (p. 124)
« C’est simple. Soustrayez la version anglaise de la version française : calculez le reste. Et ce reste de quelques phrases, "non traduites, discrètes, entre nous", c’est le lieu de la survie. » (p. 133)
« Il n’y a pour moi, aujourd’hui, que la pluralité qui compte, l’irréductibilité des différences qui ne se résorbent pas, qui ne savent pas se taire (se terre) dans le capitalisme culturel triomphant, qui fait éclater les frontières de la grande marge de l’indignité. Nous sommes plusieurs. » (p. 158)
Théories de la fragilité
« Les études que je propose, les unes très spécifiquement portées par des lectures d’œuvres, les autres par une réflexion plus théorique sur les conditions d’écriture dans ce que j’ai appelé par ailleurs l’exiguïté de l’institution minoritaire, poseront très certainement, même indirectement, la question de l’identité individuelle et collective. Je ne crois pas qu’il soit possible d’écrire une œuvre où les lieux d’appartenance identitaire ne constituent pas déjà un tracé de lecture, un tracé parmi d’autres, bien sûr, mais dont l’importance pour moi ne fait plus de doute. » (p. 12)
« Est-il seulement possible qu’il n’y ait plus de salut pour chacun et chacune d’entre nous dans la reconnaissance de l’identité collective ? Il est certain que cette reconnaissance autorise des formes de censure, d’exclusion et de violence dont nous souhaitons pouvoir émerger une fois pour toutes en cette fin de millénaire. Mais la sublimation du communautaire dans une apothéose du sujet nomade conduirait à un aveuglement et d’autres formes de censures mille fois plus injustes et plus suspectes que ce que peut produire l’illusion de la communalité. » (p. 12)
« Si les littératures minoritaires restent si profondément chargées de sens pour moi, c’est justement qu’elles tendent à poser clairement et douloureusement la question de l’identité collective, et donc celle de la participation de l’écriture à la violence manifestée et aux processus d’exclusion, d’une part, et à la fête, à l’inclusion, à la procession, d’autre part. » (p. 13)
« Apparaître – disparaître : ces deux verbes, apparemment inoffensifs, enracinés dans le spectacle et la magie, deviennent peut-être, dans l’analyse qui est alors faites de la minorisation, les effrayants syntagmes dans lesquels toute la vie des individus minoritaires se résume. » (p. 21)
« Le couple apparaître-disparaître constitue alors, si l’on veut, l’essence de la vie minoritaire. C’est ainsi, du moins, qu’une grande partie de la littérature franco-ontarienne comprend depuis vingt-cinq ans la destinée de ceux et celle (formant par là une communauté distincte) qui acquiescent à cette précaire spécificité. Dans son désir éperdu de ne plus être, le sujet minorisé ne cherche pas simplement à se résorber dans la mort. Il veut être dans l’Autre, être autrement l’Autre, comme si l’on pouvait contraindre cet Autre, toujours pourtant indifférent, à représenter ce qui en lui se résorbe, disparaît, s’évanouit. Minorisés à l’extrême, nous ressentons donc un tel besoin d’être autre, un besoin d’aimer dans l’Être-Autre, que nous cherchons indéfiniment dans cette altérité une sorte de stigmatisation permanent de notre devenir dans la disparition. » (p. 22)
« En effet, si nous avons pris l’habitude du silence et de la répression, si nous acceptons de nous y confirmer le plus souvent, nous n’en sommes pas moins habitués aussi à négocier notre présence toujours criante, toujours ostentatoire, toujours merveilleusement discordante. Ce sont là des conditions très intenses, incontournables, de notre quotidienneté. » (p. 23)
« Cette mutilation du collectif était inscrite depuis toujours dans l’histoire du minorisé. » (p. 32)
La distance habitée
« À quelles mémoires métamorphiques les langues et les ensembles culturels appartiennent-ils pour qu'à chaque tournant de l'histoire leur stabilité nous échappe ? Au jour le jour, pourtant - c'est de ce phénomène crucial que je voudrais rendre compte ici - , le sujet minoritaire ne vivra pas explicitement cette exclusion, car il orientera sa vie selon des principes de mixité culturelle et linguistique qui traduiront son désir de vivre à la frontière instable de l'identité, frontière qui est la sienne propre entre deux cultures et deux langues. De là, il pourra disparaître et réapparaître à sa guise. De là, aussi, il pourra se perdre une fois pour toutes dans le tourbillonnement fascinant de la culture dominante et cesser d'assumer une marginalité qu'il s'est mis, un jour, à identifier à l'indigence totale de la communauté culturelle toute entière. Partout, en dépit du discours des élites politiques et culturelles, les sociétés minoritaires refusent tacitement d'adopter de façon claire des dispositions de résistance. Partout, ces sociétés gèrent du mieux qu'elles le peuvent les conditions de leur existence-charnière au périmètre des cultures dominantes. » (p. 11)
« Le plurilinguisme permet alors d’accéder à une moralité publique nouvelle et, aux yeux de plusieurs, à une identité complexe, dynamique et valorisante. » (p. 12)
« Comment une culture peut-elle survivre dans sa différence sans la frontière réelle de la langue ? La question de la survie des langues, de leur usage, de leur statut, de leur diversité, de leurs rapports profonds avec l’identité individuelle et collective resurgit au détour de toute réflexion sur l’identité collective. En effet, la mémoire, dans laquelle la différence se réalise, semble liée à la langue familière, menacée et fragilisée, bien sûr, mais aussi opaque et revêche. C’est par cette langue singulière que les communautés, surtout les dominées, échappent à l’espace problématique de la domination, dans la mesure où toute forme d’appropriation et toute persistance dans le temps et malgré le temps reposent en elle. » (p. 28)
« C’est dans cette même langue menacée de disparaître que se construit par ailleurs l’identité, elle aussi toujours vulnérable, en tant qu’ouverture stratégique, décisive, désespérée, hors des frontières du Même. La langue est le lieu du risque. Dans un grand nombre de cultures minoritaires (mais pas toutes), elle est l’aventure fondamentale en laquelle se résume l’action collective. » (p. 28)
« Autant il faudrait faire éclater l’homogénéité desséchante de la langue maternelle, replié sur elle-même et sur sa propre survie, autant il faudrait que, dans cette langue même, l’Étranger puisse s’adresse à nous, comme si cela lui était naturel. Ce paradoxe est essentiel. En lui se situent toutes les tensions qui animent les collectivités linguistiques en contact. » (p. 29)
« Il me paraît évident aujourd’hui que le seul modèle du nationalisme identitaire ne peut servir à rendre compte de la complexité des transformations en cours dans ces cultures. C’est pourquoi, à plusieurs reprises dans les études de ce livre, je fais appel aux concepts plus mouvants et plus souples d’itinérance et de diaspora. Que bon nombre de Franco-Ontariens, de Franco-Manitobains ou de Fransaskois ne cherchent plus à préserver leur différence linguistique ne devrait pas nous étonner. Mais, devant un tel phénomène, il ne suffit pas de crier à la capitulation. Il faut plutôt tenter de bâtir des modèles interprétatifs qui rendent justice aux déplacements fondamentaux de l’identité, à l’itinérance spontanée des populations, à la perte catastrophique de la langue commune dans les communautés minoritaires et qui cherchent au-delà de ces questions à saisir de quelle manière une diversité culturelle pourrait émerge et s’épanouir dans des formes encore inexplorées et porteuses de sens, des formes ouvertes à la transformation et au mouvement. » (p. 94)
« L’horizon de la langue – ou plutôt des langues – constitue une part essentielle des identités mouvantes à l’œuvre dans les cultures dominantes. Parfois, lieu de résistance, la langue est le seul critère distinctif de la collectivité en transformation. Elle est alors l’objet d’un travail politique acharné, d’une véritable angoisse de la survivance. Elle est de toutes les représentations et de toutes les projections où la communauté se laisse imaginer. À d’autres moments, cette même langue devient le nœud d’accommodements subtils qui permettent aux communautés marginalisées de se réinscrire dans le discours dominants, de l’approximer tout en préservant une part variable de leur spécificité culturelle et linguistique. » (p. 100)